30.
Claire avait été appelée d’urgence au chevet de l’épouse d’Ouserhat le Lion qui se plaignait de violentes douleurs dans la poitrine. Après un examen approfondi, la femme sage avait écarté l’hypothèse d’une crise cardiaque et donné un traitement pour réguler le système neurovégétatif, non sans avoir procédé à une manipulation vertébrale, car le mauvais état du dos de sa patiente était à l’origine de nombreux troubles.
Lorsqu’elle rentra chez elle, au milieu de la matinée, Claire trouva sur le seuil un Paneb inquiet.
— Je désirais parler à Néfer d’un problème de fournitures pour l’atelier de peinture, mais personne ne sait où il se trouve. On l’a vu sortir du temple, après le rituel du matin, mais où est-il allé ensuite ?
— Il devait se rendre chez les sculpteurs.
— J’y suis passé, ils n’ont pas reçu sa visite.
— Ne s’entretient-il pas avec Ched le Sauveur ?
— Non, j’en viens.
Claire et Paneb interrogèrent les voisins, sans résultat. Des enfants fournirent des témoignages contradictoires, la plupart croyant qu’il s’agissait d’un nouveau jeu qui demandait de montrer un maximum d’imagination.
Chaque villageois prit rapidement part au débat, et il fallut se rendre à l’évidence : le maître d’œuvre avait disparu.
Comme un vent de panique commençait à souffler, Claire se recueillit pour ne plus rien entendre. Son esprit s’emplit du visage de Néfer le Silencieux afin de le rendre aussi présent que s’il touchait le sien.
— Ne soyez pas inquiets, dit-elle d’une voix apaisante. Je sais où il est allé.
Beaucoup de palmiers-dattiers aimaient vivre la tête au soleil et les pieds dans l’eau. Formant des murs végétaux contre le vent, ils devenaient volontiers centenaires et, à l’automne, offraient avec générosité leurs fruits au goût de miel. Certains se regroupaient au milieu des oliveraies et des vignes, d’autres formaient des bosquets à l’écart des chemins, mais tous étaient des modèles de générosité, car chaque partie de l’arbre était utile. Ne fournissait-il pas du bois pour la construction et le mobilier, des fibres pour fabriquer des sandales et des paniers, alors que ses palmes recouvraient les ruelles afin d’y préserver la fraîcheur ?
Mais c’était à l’ombre d’un très vieux palmier solitaire, à l’orée du désert, que Néfer avait choisi de méditer. C’était là, prétendait la légende, que Thot, le dieu de la connaissance, avait écrit des paroles de sagesse et que le pharaon Amenhotep Ier, le fondateur de la confrérie, était venu les recueillir. L’arbre ne puisait-il pas sa sève dans l’océan d’énergie qui baignait l’univers où, lors de « la première fois », la terre était apparue comme un îlot ?
Le maître d’œuvre était venu implorer l’aide du dieu pour apaiser le feu qui le dévorait. Si l’Ardent était capable de lutter avec les flammes, lui n’y parviendrait sans doute pas. Et ce brasier douloureux avait pris la forme d’une question aussi dévastatrice qu’un acide : était-il capable de mener la confrérie au succès ?
Accomplir le Grand Œuvre lui apparaissait à présent comme un objectif hors d’atteinte, et il n’avait pas le droit de mentir à ceux qui l’avaient choisi comme guide.
Le vrai silencieux, disaient les sages, ressemblait à un arbre au feuillage abondant et aux fruits doux qui allait paisiblement à son terme dans un jardin bien entretenu. Le cœur de Néfer n’était plus qu’un paysage aride où l’angoisse et l’incertitude avaient fait pousser des herbes folles. Aussi venait-il prier Thot de le préserver de paroles inutiles et de lui offrir l’eau de son puits, scellé pour les bavards. Si son appel demeurait sans réponse, il mourrait de soif, et la confrérie se donnerait un meilleur maître.
— As-tu découvert la source ? demanda une voix de femme d’une douceur merveilleuse.
— Claire ! Tu connaissais cet endroit ?
— Je l’ai vu et je t’ai vu prosterné devant ce palmier.
— Le dieu se tait, et je n’ai pas la force nécessaire pour continuer ma tâche.
— Écoute mieux, Néfer, et crée ce qui te manque.
La femme sage s’agenouilla et creusa le sable avec ses mains. Apparut la margelle d’un petit puits circulaire. Son mari l’aida et atteignit la terre humide.
— Au pied d’un palmier de Thot, indiqua-t-elle, il y a toujours une source cachée. Fais dégager ce puits et bois son eau qui provient des étoiles. Elle éteindra le feu qui te brûle et révélera l’énergie que tu possèdes sans le savoir. Rien ne t’écartera de ta tâche, maître d’œuvre, car ton chemin a été tracé par les dieux.
Enlacés, ils s’offrirent le luxe inouï d’un après-midi de méditation et de silence à l’ombre des palmes. Et le maître d’œuvre comprit que, sans la femme sage, la confrérie n’eût été qu’un groupe d’hommes stériles, incapables de façonner le Grand Œuvre.
Un vent puissant balayait le poste de garde, soulevant des nuages de sable qui attaquaient les yeux des policiers nubiens, Ils virent cependant arriver un char lancé à vive allure et, aussitôt, pointèrent leurs lances tandis que le chef de poste bandait son arc.
Le char freina brusquement, les deux chevaux se dressèrent en hennissant. Du véhicule descendit un homme robuste, au torse large. Sûr de lui, il marcha en direction des gardes comme si leurs armes n’existaient pas.
— Je suis le général Méhy, administrateur principal de la rive ouest. Prévenez le maître d’œuvre que je suis arrivé à notre point de rendez-vous.
Un Nubien courut jusqu’au cinquième fortin pour alerter Sobek qui déciderait de la conduite à adopter.
Le chef de la sécurité ordonna au gardien de porte d’informer Néfer, qui abandonna le tracé du plan de la tombe de Mérenptah pour aller à la rencontre de ce visiteur d’importance.
Accompagné de Noiraud, ravi de cette promenade imprévue, le maître d’œuvre n’avait fait aucun frais de toilette. Tête et pieds nus, il n’était vêtu que d’un simple pagne et ressemblait à un modeste ouvrier, face à Méhy dont l’élégance ostentatoire traduisait la richesse.
— Merci d’avoir accepté cette entrevue, Néfer.
— Que voulez-vous ?
— Pourrions-nous parler à l’abri de toute oreille indiscrète ?
— Suivez-moi.
Le maître d’œuvre s’éloigna du poste de garde ; ensemble, ils parcoururent une centaine de mètres dans le lit desséché d’un oued. Méhy, qui détestait le désert, prit soin de ne pas abîmer ses belles sandales de cuir. Quant au chien noir, d’ordinaire si démonstratif, il se tenait à bonne distance du général qu’il observait avec méfiance.
— Ici, dit Néfer, nous serons tout à fait tranquilles, mais je n’ai d’autre siège à vous offrir qu’un bloc de pierre.
— Je m’en contenterai... Vous rencontrer est un tel privilège que les conditions matérielles importent peu.
— Votre temps est aussi compté que le mien, Méhy. Si vous en veniez au fait ?
— Il s’agit d’un dossier délicat et confidentiel que je suis incapable de traiter sans votre aide... Daktair, le directeur du laboratoire central, vient d’établir une liste de produits dont il a besoin. Pour la plupart d’entre eux, aucune difficulté. Mais il n’en va pas de même pour le bitume et la galène qu’il réclame de toute urgence, parce que les stocks sont épuisés. D’après lui, cette pénurie s’explique par l’absence d’une expédition qui aurait dû être organisée si Ramsès le Grand ne nous avait pas quittés.
— À supposer que je dispose de tels produits, ils seraient exclusivement réservés à la Place de Vérité.
— Nous sommes tout à fait d’accord sur ce point, bien entendu !
— En ce cas, l’entretien est terminé.
— N’allez pas si vite ! Vous savez certainement que, lors de ces expéditions, un artisan de la Place de Vérité était toujours associé aux mineurs pour fournir des indications techniques et prélever la part réservée à la confrérie.
— Vous êtes bien informé.
— J’ai simplement consulté les rapports officiels, et nous voici au cœur du problème : Daktair me demande l’autorisation de conduire une troupe de soldats et de mineurs jusqu’aux sites où l’on récolte ces produits, et je ne vois aucune raison de la lui refuser. Mais impossible de mener cette entreprise à bien sans la présence d’un membre de la confrérie que vous seul pouvez désigner.
Pendant que le maître d’œuvre prenait le temps de la réflexion, Méhy l’observait avec acuité afin de prendre sa mesure. Sans nul doute, l’homme était de la race des grands. Gravité du visage, profondeur du regard, puissance de la personnalité, détermination du caractère, rigueur de la parole... La confrérie avait placé à sa tête un véritable chef qui serait un redoutable adversaire.
Ce fut à cet instant, dans ce désert hostile, face au maître d’œuvre qu’il voyait pour la première fois, que Méhy prit pleinement conscience du combat à mener. À l’idée de remporter la victoire sur un ennemi digne de lui et d’asservir enfin cette orgueilleuse confrérie qui avait osé le rejeter, le général sentit ses forces décupler.
— Ne peut-on retarder cette expédition ? demanda Néfer.
— D’après Daktair, non ; mais je me soumettrai à votre décision.
Le maître d’œuvre ne pouvait priver la région thébaine de ces produits, et il en avait lui-même besoin pour un usage très particulier.
— Je désignerai un artisan, annonça-t-il ; que l’expédition soit prête à partir dans cinq jours. Prévoyez des ânes nombreux et solides.
— Vous me retirez une épine du pied !
— Je désire que la durée du travail sur les sites d’exploitation soit réduite au minimum et que l’artisan revienne au plus vite.
— Je donnerai des directives dans ce sens. Encore une fois, merci... Me ferez-vous l’honneur d’accepter une invitation à dîner ?
— Désolé, j’ai banni de mon existence toute mondanité.
Aussi habile qu’un bouquetin, Noiraud sauta de pierre en pierre pour regagner le village. Néfer le suivit.
S’il avait été armé d’un arc et certain de pouvoir agir en toute impunité, Méhy aurait volontiers abattu le maître d’œuvre d’une flèche dans le dos. Car il était préférable de ne pas affronter de face un guerrier de cette trempe.